Un climat nationaliste et post-colonial très vivace au sein des milieux académiques sudcoréens a depuis longtemps projeté un regard mythifiant sur la Corée du ⅩⅧᵉ siècle. Il a forgé une image quasi utopique de cette époque qui se manifeste en particulier dans un parallèle par trop simpliste avec la Renaissance européenne. Pour le courant dominant de l’historiographie de l’art coréen, cette « renaissance » rime avec l’essor du réalisme pictural. Les peintures de Chŏng Sŏn (1676-1759), Kang Sehwang (1713-1781) et Kim Hongdo (1745-1801?) sont ainsi étiquetées comme réalistes, soit pour leurs sujets picturaux reflétant la prise de conscience collective de la réalité sociale et naturelle propre à la Corée, soit pour leur rendu visuel très vif (saeng) et authentique (chin).
La qualité visuelle de ces peintures est en partie expliquée par la réception de l’imagerie « occidentale » et de sa technique. Cette réception fut cependant modeste et indirecte en l’absence de missionnaires et de marchands européens dans la péninsule. Elle reposa essentiellement sur les étroites relations diplomatiques et commerciales avec la Chine, ce qui permit à certains Coréens privilégiés de voyager jusqu’à Pékin où étaient installés, depuis le début du ⅩⅦᵉ siècle, des missionnaires européens. Ces voyageurs coréens furent un vecteur de savoirs et d’arts occidentaux. Ils rapportèrent au pays de nombreux objets occidentaux acquis dans la capitale chinoise tels que des cartes, des longues-vues et des chambres-noires, mais aussi des livres religieux et scientifiques d’auteurs européens traduits en chinois, sans oublier des estampes, des peintures et des dessins dits « occidentaux ». En témoignant de l’art occidental tel qu’il fut perçu dans les églises catholiques, les journaux de voyage appelés génériquement yŏnhaengnok contribuèrent à forger dans l’esprit des Coréens de l’époque une conception bien précise de la peinture « occidentale ».
Une grande partie des peintures que les Coréens appelaient sŏyanghwa (littéralement « peinture d’Occident ») ne sont pas des tableaux proprement occidentaux, mais en réalité des œuvres sino-européennes dans un style « hybride ».
L’espace pictural de ces œuvres montre l’utilisation mixte de certaines techniques picturales européennes et des éléments de la peinture traditionnelle chinoise. Cette hybridité n’a pourtant pas empêché les spectateurs coréens de l’époque de qualifier les peintures sino-européennes d’occidentales. La question du rapport entre les peintures « occidentales » et les peintures coréennes du ⅩⅧᵉ siècle que l’on qualifie aujourd’hui de « réalistes » ne se pose donc ni sur la véracité des savoirs coréens de l’art pictural européen, ni sur l’exactitude de leur application. Ce genre de question me semble susceptible d’encourager un discours judicatoire et axiologique sur l’art coréen avec une connotation nationaliste qui valorise la singularité artistique des peintures traditionnelles coréennes et isole l’art dans sa localité de la culture coréenne. Il convient plutôt de s’interroger sur le trait commun des expériences esthétiques induites par la peinture dite « occidentale » et la peinture coréenne dite « réaliste ». Ce trait serait le réalisme défini comme sentiment cognitif de voir le vivant ou le réel dans une image picturale.
Les lettrés coréens du ⅩⅧᵉ siècle appréciaient effectivement ces deux types de peintures pour leur « effet de réel » qu’ils attribuaient à l’optique et la géométrie. La source principale de leur connaissance est à chercher dans les livres scientifiques transmis depuis la Chine, et en particulier le Jihe yuanben, c’est-à-dire la traduction chinoise des six premiers livres des Éléments de géométrie d’Euclide en latin par la collaboration de Matteo Ricci (1552-1610) et Xu Guangqi (1562-1633). Quelques lois générales de l’optique que l’on peut appliquer à la construction perspective de l’espace pictural sont brièvement mentionnées par Ricci dans la préface comme une des utilités de la géométrie euclidienne. La perspective est une invention de la Renaissance italienne du ⅩⅤᵉ siècle. Elle est considérée comme un élément essentiel de l’art occidental, voire comme une « forme symbolique » à travers laquelle la vision occidentale du monde serait exprimée ou incarnée. Ce système pictural se trouve ainsi, aujourd’hui, au centre du débat inter-culturel sur la fabrication des images et sur la perception picturale. Il est mis en jeu, d’un côté, par ceux qui veulent différencier la peinture occidentale de la peinture extra-occidentale et, de l’autre, par ceux qui souhaitent défendre le réalisme des images picturales extra-occidentales, y compris celui de la Corée du ⅩⅧᵉ siècle.
Ma réflexion sur la réception coréenne de l’art pictural occidental se développe dans le cadre de cette problématique. Elle vise à explorer la compatibilité des deux aspects : la variabilité culturelle de l’art et de l’expérience esthétique coréens, et l’homologie transculturelle de cette expérience. Une communication sur ce sujet, intitulée “Patterns” of Aesthetic Mind : transcultural experience of European perspective in Korea and in China during the 18th century, a été présentée dans une conférence internationale des études coréennes qui a eu lieu à Helsinki en 2020. Elle a débouché sur un projet d’article explorant la conception coréenne de sŏyanghwa au ⅩⅧᵉ siècle en matière de géométrie, d’optique et d’« effet de réel ». Un travail préparatoire m’a cependant paru nécessaire pour mener à bien ce projet. Il s’agit de remettre en cause la notion même de l’art traditionnel coréen et de concevoir ce dernier dans un cadre théorique nonontologique ou expérientiel. Un de mes articles en attente de publication s’intéresse précisément à la notion phénoménologique de la tradition par Ko Yusŏp (1905-1944), le fondateur des études de l’histoire des arts coréens et le premier théoricien coréen moderne de l’esthétique. Ma conviction est que l’examen de cette notion laisse apparaître la possibilité de regarder la tradition coréenne comme une forme de vie humaine.
Postdoctorante RESCOR 2019/2020