Compte rendu

KANG Daehoon, « A la recherche d’un ancêtre insaisissable sur l’île de Jeju, Corée du Sud »

Au sud de la péninsule coréenne se trouve une île d’origine volcanique nommée Jeju. Cette île est habitée par les plongeuses apnéistes sud-coréennes appelées haenyŏ (해녀 海女, littéralement « la femme de la mer »), dont la pêche ancestrale a été inscrite dans le patrimoine mondial de l’UNESCO. En 2017, j’ai obtenu un master en anthropologie en Corée du Sud, avec une étude qui porte sur le culte de la tortue de mer chez ces femmes. Les haenyŏ adorent l’animal comme la fille cadette de la déesse de la mer, Dragon-La-Grand-mère (용왕할망).

En été 2016, pendant mon enquête de terrain centrée sur la tortue, j’ai entendu parler d’un esprit ancestral très redouté à Jeju. Plusieurs haenyŏ m’ont raconté l’histoire d’un « ancêtre » appelé Toch’aebi : « A Jeju, dans le village, il y a quelques familles qui adorent secrètement Toch’aebi. On ne prend jamais les filles de ces familles comme épouse. Lors d’un mariage, Toch’aebi les suit et détruit complètement le foyer du mari. Il a un sale caractère, il apporte soit un grand succès, soit un échec absolu ». Dans le chamanisme de Jeju, Toch’aebi est représenté comme une divinité protectrice des pêcheurs, des marins, des forgerons et des chasseurs. Avant les années 80, il a été également l’une des divinités familiales dont le culte était largement répandu sur toute l’île. Y croire n’était pas une honte, ni un secret. Or, c’est une tout autre histoire aujourd’hui.

À l’aide d’une bourse de master de RESCOR, j’ai mené une enquête ethnographique sur cet ancêtre particulier, de juillet à septembre 2019. Il s’agissait d’éclairer la croyance secrète des insulaires en Toch’aebi : pourquoi est-il adoré secrètement ? Quelles familles y croient-elles et pourquoi cachent-elles leur croyance ? En particulier, pourquoi refuse-t-on de s’apparenter avec des familles croyantes ?

En été 2019, j’ai assisté à trois rites chamaniques, à une fête de l’automne (ch’usŏk 추석), et mené de nombreux entretiens avec des haenyŏ, des villageois, des chamans et des folkloristes. Pour présenter brièvement le processus de mon enquête, j’ai recueilli largement les rumeurs sur Toch’aebi en juillet et août, en investiguant plus de 20 villages à l’est de Jeju. Pendant cette période, j’ai pu vérifier l’existence des familles problématiques (c.-à-d. ceux qui croient en Toch’aebi) au moins dans 15 villages, mais dès que j’ai posé des questions sérieuses sur ces familles, les habitants ont refusé de me divulguer le « secret » de leurs voisins. Le silence et la réticence des villageois étaient tenaces, et je dois avouer que ce n’était pas une enquête facile. Ce n’est qu’en septembre que j’ai pu percer l’histoire d’une famille croyante : une famille riche et notable, qui a perdu une grande part de sa fortune à l’entreprise de navire.

L’autel domestique pour l’esprit de serpent, Tzil-sung. Copies exposées dans le « village folklorique de Jeju » à Pyoseon. ©Kang Daehoon, août 2019. Autrefois, à Jeju, on a déposé tels autels pour les esprits familiaux (y compris Toch’aebi) dans une arrière-cour. Après le projet modernisateur de l’Etat, on l’a déplacé à l’intérieur de la maison pour cacher leur croyance. En 2019, je n’ai pas pu voir aucun autel dédié à Toch’aebi.

Dans le mémoire, j’ai apporté un éclairage sur deux éléments sous-jacents à ce phénomène. D’une part, j’ai démontré que dans la conception des communautés villageoises restées peu exposées à l’économie monétaire jusqu’aux années 1970, le risque et la précarité inhérents à l’économie capitaliste, arrivée très tardivement sur l’île, avaient été attribués à cet ancêtre dévastateur des notables traditionnels. D’autre part, j’ai examiné comment le projet modernisateur de l’Etat avait tenté de détrôner l’autorité des ancêtres et des divinités locales, en conduisant le culte chamanique vers la clandestinité et donc, à son extrême privatisation.

Même si ces résultats de recherche ne sont pas négligeables, il me semble que je n’ai pas suffisamment éclairé l’énigme de cet ancêtre. Surtout, je n’ai pas traité la question de parenté ni celle d’alliance matrimonial sur l’île. Malgré les particularités du système de parenté de Jeju, la coutume de la succession y reste curieusement confucéenne : la valorisation du droit d’aînesse, la succession exclusive aux fils et le principe de patrilinéarité y sont observées. Sous cette idéologie, une fois mariées, les filles deviennent « étrangères » à leur famille natale, désormais faisant partie du foyer du mari. Dans un tel milieu social charpenté autour des fils et des hommes, les femmes, à la fois marginales et vulnérables dans l’institution matrimoniale, sont pourtant les seules susceptibles de menacer le système social, car ce n’est que les femmes qui « bougent » lors d’un mariage : d’une fille de l’un à une bru de l’autre. Il y aurait un certain rapport entre l’ambiguïté de la femme en tant qu’étranger – vulnérable et menaçante – dans un monde patriarcal, et l’ancêtre dévastateur, Toch’aebi, sur l’île de Jeju.

Kang Daehoon
Boursier 2018/2019
Etudiant en Master à l’EHESS

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Academy of Korean studies Inalco Université Paris Diderot-Paris 7 EHESS