Le 21 février dernier Holly Stephens, maîtresse de conférences (lecturer) à l’Université d’Édimbourg, a donné dans le cadre du séminaire « Intelligences de la Corée » une conférence intitulée « Rice Cycles and Price Cycles: Local Knowledge and Global Trade in Korea, 1870–1933 ».
Au XIXème siècle la Corée connaît une période de crise. Les mauvaises récoltes agricoles s’accompagnent de famines aux lourdes conséquences pour la population et l’état. La situation se complique encore en 1876, avec l’ouverture forcée des ports aux interactions étrangères. L’importation de nouvelles idées et de nouvelles technologies s’accompagne de conflits politiques internes aussi bien qu’externes. Ainsi, débutent des débats houleux au sein du gouvernement coréen sur la désirabilité de réformes et la rapidité avec laquelle elles devraient être mises en place.
En attendant, dans l’ombre, guettent les menaces d’impérialisme de la part du Japon, mais aussi de la Chine.
Holly Stephens explique comment cette ouverture des ports est analysée par les historiens comme le changement majeur marquant le début du monde moderne et capitaliste en Corée. L’agriculture commerciale exacerbe les conflits de classe préexistants et, tandis que les riches s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent. Selon cette lecture, l’embargo sur le riz prononcé par le gouvernement coréen est vu comme un acte de résistance face à l’empire japonais, vers lequel il devait être exporté.
Holly Stephens propose, elle, une approche fondée sur l’histoire locale et a analysé dans ses travaux la manière dont les producteurs ordinaires ont compris l’incorporation de la Corée dans les nouveaux modes de commerce international.
A l’origine de ses recherches, la découverte d’un texte original qui lui servira de source primaire au cours de son doctorat : Le journal de Sim Wŏn’gwŏn (심원권 일기 沈遠權 日記), tenu consciencieusement de 1870 à 1933.
Fermier de la région d’Ulsan, Sim Wŏn’gwŏn naît en 1850 et meurt en 1933. Il est propriétaire d’un domaine agricole de taille moyenne, travaillant lui-même ses terres aux côtés de saisonniers. Sa particularité tient dans ce journal qu’il alimente tout au long de sa vie. Le texte suit un format classique et les entrées, précédées de la date, rendent compte de la météo, de ses activités, de ses rencontres ou encore du prix des marchandises au marché local. Ce qui le rend remarquable, sans aucun doute, c’est sa régularité et sa durée. Pour Sim Wŏn’gwŏn, son journal est un moyen de lire le monde qui l’entoure, mais aussi de se racheter de n’avoir su étudier correctement la culture lettrée. En enregistrant ainsi son présent il cherche à comprendre et à prévoir son avenir.
Mais comment considérer son journal comme une source de savoir ?
Au cours de sa vie, Sim Wŏn’gwŏn note de plus en plus consciencieusement les prix du riz recueillis au marché. Il tient également des bilans annuels, avec l’évolution des cours ou encore le nombre de jours de pluie. C’est ainsi qu’il développe sa vision économique, celle d’un équilibre perpétuel : kwich’ŏn. Cet équilibre s’exprime sous la forme de cycles prévisibles. Ainsi, Sim Wŏn’gwŏn met en pratique la théorie de kwich’ŏn pour prédire la météo, la négociation des prêts et de leurs intérêts et les prix du riz. Ce qui ne l’a pas empêché de se retrouver gravement endetté à quelques reprises.
Le journal permet donc aux historiens de connaître les évolutions du cours du riz tout au long de ces années. Holly Stephens a mis à jour dans son travail une forte augmentation des tarifs dans les années 1920, avant une chute conséquente en 1930. Et si Sim Wŏn’gwŏn ne trouve pas d’intérêt dans les longues tendances que connaissent les prix au cours de sa vie, l’historien peut, lui, faire sens de ces mouvements.
Ce qui intéresse l’agriculteur ce sont davantage les variations saisonnières, régulières de 1870 à 1933. Si elles étaient conséquentes avant l’ouverture des ports, elles diminuent considérablement par la suite. En effet, l’élargissement de la zone commerciale d’échange permet de pallier les mauvaises récoltes et de stabiliser la quantité de riz en circulation. Grâce à la proximité d’Ulsan avec Busan, et surtout son port, Sim Wŏn’gwŏn est familier des échanges qui existent entre la Corée et le Japon, et ce avant même l’ouverture des ports en 1876. Il considère l’import et l’export comme étant relativement symétriques et il n’a pas d’apriori négatif vis-à-vis de cette liaison commerciale. Il déplore cependant le manque d’informations sur les récoltes et les conditions météorologiques du pays voisin, car cela l’empêche d’appliquer sa théorie des cycles et de prédire les prix futurs. Il est, en cela, désavantagé par rapport aux plus grosses exploitations qui peuvent se tenir informées de l’état des récoltes au Japon par des canaux payants.
L’étude du Journal de Sim Wŏn’gwŏn, avec ceux de deux autres fermiers, a permis à Holly Stephens d’offrir un point de vue local à la lecture que les historiens font d’une période où les enjeux globaux ont tendance à éclipser cette perspective précieuse.
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