Autour du texte : 양반전(兩班傳)

Quelques mots d’introduction

 

 

« L’histoire d’un yangban(N1) » constitue avec « L’histoire du lettré Hŏ » l’une des deux nouvelles les plus célèbres de Pak Chiwŏn (1737-1805) (N2). Elle est généralement considérée comme l’un des plus beaux exemples de ces œuvres de la tradition littéraire coréenne où s’exprime l’insatisfaction de l’ordre social existant et la volonté de changement. Les historiens de la littérature font volontiers remonter cette tradition au début du XVIIe siècle avec « L’histoire de Hong Kiltong ». 

 

La nouvelle met en scène un lettré qui réside à Chŏngsŏn, un district reculé de la province montagneuse du Kangwôn. L’homme est respecté pour son statut de yangban (membre de l’élite), mais il est si pauvre qu’il vit dans une modeste chaumière et doit emprunter tous les ans son riz dans les greniers de l’administration. Au fil des ans, sa dette devient considérable. Mais le gouverneur provincial découvre un jour les faits et met le yangban en prison. Un homme du village, fortuné mais issu du petit peuple, offre de racheter sa dette en échange du statut tant prisé de yangban. Le magistrat local s’inquiète alors de la validité de l’accord négocié à titre privé et décide de valider l’anoblissement par un contrat établi de manière officielle, au su et vu de tous les habitants du district. L’acte détaille toutes les règles d’étiquette et les devoirs (souvent risibles) auxquels le yangban doit se soumettre dans sa vie quotidienne. Le riche homme en est stupéfait et demande une révision du texte dans un sens plus avantageux. Le magistrat lui compose alors un nouveau contrat faisant état des privilèges arrogés aux yangban. Mais l’homme est atterré des maigres droits conférés à ce statut et s’en va sans demander son reste. 

  Contrat de vente d’un terrain daté de 1787. L’acte établi dans « L’histoire d’un yangban » en reproduit la forme, avec un contenu toutefois bien différent. (Archives du Changsŏgak. http://jsg.aks.ac.kr/)

 


 

Plusieurs éléments sont nécessaires pour mieux saisir l’intérêt de l’histoire. Le terme yangban désignait à l’origine, à l’époque du Koryŏ (918-1392), les deux classes de fonctionnaires civils et militaires. Il en resta ainsi jusqu’au milieu du Chosŏn (1392-1897). Mais par la suite, yangban en vint à qualifier la couche sociale dominante et supérieure, celle des lettrés. C’est de cette dernière qu’était issue la grande majorité des fonctionnaires en poste au sein de la bureaucratie étatique. Ces familles privilégiées étaient également connues sous le nom de sajok 士族, littéralement « clan des lettrés », un terme qui apparaît au début de notre nouvelle. Il n’existait cependant pas de définition légale de cette classe sociale. La notion de sajok resta donc ambiguë et sujette à l’interprétation de l’État en fonction de la situation du moment. Tout au plus peut-on dire qu’elle acquit progressivement un caractère quasi héréditaire, désignant une couche sociale supérieure dont les membres étaient issus de filiations qui avaient réussi à produire des hauts fonctionnaires sur plusieurs générations (N3)

 

Les yangban se trouvaient au sommet de l’ordre social du Chosôn. Toutefois, le système des statuts sociaux fut fragilisé par divers bouleversements dans la seconde moitié de la dynastie, ce dont témoigne notre nouvelle. Les simples gens du peuple, les esclaves et les gens vils (ch’ŏnin 賤人) tendirent à s’élever dans la hiérarchie sociale et à se rapprocher de l’élite. Mais contrairement à ce que raconte la nouvelle sur un ton satirique, il n’existait pas de contrat de vente pour acquérir légalement le titre de yangban. En revanche, deux moyens alternatifs permettaient à des gens du commun plus ou moins fortunés d’y parvenir, surtout à partir du XVIIe siècle. Une première méthode consistait à acheter un rang ou une charge de fonctionnaire pour soi-même ou un ancêtre via un brevet émis par le gouvernement. Le document était appelé kongmyŏngch’ŏp 空名牒, littéralement « certificat avec nomination en blanc », car il revenait aux autorités locales de remplir le nom du bénéficiaire. Le coût de ces brevets dépendait de divers facteurs, mais on peut dire qu’il s’étalait au milieu du XVIIe siècle entre 12 et 50 sôk 石 de grains (un sŏk équivalant grosso modo à un hectolitre) (N4). Par ailleurs, la falsification des généalogies était une autre méthode très usitée à la fin du Chosôn pour prétendre au statut de yangban. La conséquence fut une augmentation constante du nombre des yangban dans la seconde moitié de la dynastie, ce qui aboutit finalement à une dévalorisation de ce statut et à un malaise au sein de l’élite.

 

« L’histoire d’un yangban » reflète en outre la situation économique de la Corée au XVIIIe siècle. Une partie de l’élite était loin de vivre dans l’aisance, en particulier parmi les yangban s’adonnant à l’étude sans entrer dans la fonction publique. Un mémoire adressé au roi en 1791 évoque même le fait que les pauvres lettrés ne disposaient plus de revenus suffisants pour rendre un culte à leurs ancêtres, rite pourtant de première importance dans une société confucéenne. Inversement, cette période est aussi celle où émergea une nouvelle classe de marchands aisés qui pouvaient obtenir presque tout avec leur fortune et qui aspiraient à la seule chose qui leur manquait : une reconnaissance sociale avec le statut de yangban. Les historiens de la littérature débattent donc sur la question de savoir si Pak Chiwŏn voulut davantage critiquer cette élite oisive et condamner moralement l’ordre régnant ou plutôt blâmer l’attrait des gens du peuple et des nouveaux riches pour le statut de yangban.

 

Il faut encore préciser que l’économie monétaire était un fait très nouveau dans la Corée du XVIIIe siècle et que les grains (de riz ou d’autres céréales) restèrent le principal moyen de paiement en dehors de la capitale. En outre, un système de « prêt de grains » (hwan’gok 還穀) issus des greniers gouvernementaux permettait de soulager la population lors de pénuries de céréales au printemps. Le remboursement s’effectuait après la récolte suivante. À partir du XVIe siècle, un taux d’intérêt fixé à 10% servit à accroître les recettes de l’État, tant et si bien que, deux siècles plus tard, presque tous les bureaux de l’administration, à la capitale et dans les provinces, prêtaient leurs réserves de grains pour collecter des fonds (N5). Ce système visait ordinairement à offrir des secours aux gens du peuple, mais Pak Chiwŏn choisit à dessein un lettré sans le sou pour mieux rappeler les déboires des membres supposés de l’élite.

 

Au-delà de ces quelques considérations, que sait-on finalement sur le contexte de la rédaction de cette nouvelle ? Pak Chiwŏn reconnaît s’être inspiré d’un texte chinois antique écrit par Wang Bao 王褒 (90-51 AEC) et intitulé « Le contrat du jeune esclave » (Tongyue 僮約) (N6). Il s’agit d’un récit qui décrit avec plein d’humour le contrat signé entre deux parties pour la vente d’un esclave refusant d’accomplir une tâche pour laquelle il n’a pas été vendu à l’origine (N7). En revanche, nous ne savons pas précisément à quel moment fut rédigée « L’histoire d’un yangban » (N8). historiens de la littérature considèrent ce texte plus tardif, car il témoigne d’une vision assez proche de deux autres nouvelles écrites autour de 1780, soit au milieu de la quarantaine : « L’histoire du lettré Hŏ » et « La remontrance du tigre ». On y retrouve par exemple la figure du lettré miséreux et d’une épouse critiquant son mari incapable de gagner le moindre sou en se consacrant à l’étude (N9)

 

« L’histoire d’un yangban » a connu une certaine fortune dès l’époque de Pak Chiwŏn. Elle se trouve consignée dans certaines des plus grandes collections de yadam 野談 (litt. « propos officieux »), c’est-à-dire des recueils d’anecdotes que se racontaient les lettrés. La nouvelle y figure toutefois sous des formes réécrites avec une modification du titre et de certains détails, à commencer par le lieu de l’histoire. On connaît par exemple une version intitulée « Le remboursement des impôts par le riche homme du peuple acquérant le titre de [yang]ban » (Sang kwanjo pumin maeban 償官租富民買班) ou encore « « Le paiement des impôts par le riche homme du peuple acquérant le titre de yangban » (Su kwanjo pumin mae yangban 輸官租富民買兩班) (N10).  

 

Précisons en dernier lieu que  « L’histoire d’un yangban » a fait l’objet de multiples traductions en coréen moderne, mais aussi en japonais, en anglais, en allemand et en tchèque. Notre traduction est la première en français à partir du texte original en chinois classique (N11)

 

 

Pour les titres de fonctionnaires et du personnel administratif, nous nous appuyons autant que faire se peut sur le Répertoire historique de l’administration coréenne de Maurice Courant (1892).

 

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(N1) Par souci de simplicité, le terme yangban n’est pas écrit en italique dans cette traduction.

 

(N2) La figure de cet auteur est présentée en détail dans notre introduction de « L’histoire du lettré Hŏ », texte également disponible au téléchargement sur le site du RESCOR.

 

(N3) Pour une mise au point en français, voir Kim 2017.

 

(N4) Sur ce sujet, voir en anglais Park 2007 : 128-129.

 

(N5) Le taux d’intérêt variait en fonction des administrations. Sur ce système, voir Palais 1991 : 135-138.

 

(N6) Yŏnam chip 8 : 17b ; Pak 2008 : 196.

 

(N7) Une traduction anglaise, avec le texte original en regard, se trouve dans Wilbur 1943 : 382-392

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(N8) Le texte mentionne bien un contrat établi en 1745, mais Pak Chiwŏn n’avait que 8-9 ans à cette époque et ne disposait pas encore des talents littéraires suffisants pour écrire sa nouvelle.

 

(N9) La seconde postface de « L’histoire du lettré Hŏ » (téléchargeable sur le site du RESCOR : http://www.reseau-etudes-coree.univ-paris-diderot.fr/documents/pak-chiwo...) précise toutefois que Pak Chiwŏn se fit conter pour la première fois les aventures de ce personnage en 1756. Cela pourrait donc expliquer l’écriture précoce de « L’histoire d’un yangban » à la fin des années 1750. Cf. Pak 2008 : 191-193, 208 ; Yi 1980 : 292.

 

(N10) Le premier texte se trouve dans le Tongya hwijip (kwŏn 10, non paginé) et le second dans Chŏnggu yadam (9 : 53b-55a). Le sujet est développé dans Pak 2008 : 196-199.

 

(N11) Il existe toutefois une traduction française basée sur une version en coréen moderne.

 

 

Cette traduction a été réalisée dans le cadre du cours de

« Perfectionnement en chinois classique » à l’université Paris Diderot (M2, année 2018-2019)

avec les étudiants suivants :

 

Sarah-Nio Coulibaly

Nastassja Dumontet-Demarcy

Fatou Gueye

Leyla Karaagac

Gulsen Kilci

Kim Eunjin

Lee Inyoung

Lim Hyunkyu

Camille Peronino

Julie Poujol

Song Jeong-Inn

 

La traduction a été revue, annotée et introduite par Pierre-Emmanuel Roux.

Note relative au texte source

 

L’édition utilisée est la suivante :

 

Yŏnam chip 燕巖集 (Œuvres de Yŏnam), par Pak Chiwŏn 朴趾源, Keijō, [s.n], 1932, 17 kwŏn. [Bibliothèque Nationale de Corée].

 

C’est cette édition qui est utilisée sur le site de l’Institut de traduction des classiques coréens (http://db.itkc.or.kr/)

 

Références bibliographiques citées en notes

 

Chŏnggu yadam 靑丘野談 (Propos officieux de Corée), [s.d.], 10 kwŏn [Asami Library, Berkeley].

 

Kim Daeyeol, « Les « gens du milieu » en quête d’une identité́ dans la société́ du Chosŏn au XIXe siècle », Extrême-Orient, Extrême-Occident 41, 2017, p. 179-205.

 

Kyŏngguk taejŏn 經國大典 (Grand code d’administration de la dynastie), 1474, 6 kwôn. [Asami Library, Berkeley].

 

Pak Kisŏk 박기석, Yŏnam sosŏl ŭi simch’ŭngjŏk ihae 연암소설의 심층적 이해 (Une compréhension approfondie des nouvelles de Yŏnam), Séoul, Chimmundang, 2008.

 

Palais James B., Politics and Policy in Traditional Korea, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1997.

 

Park Eugene Y., Between Dreams and Reality. The Military Examination in Late Chosŏn Korea, 1600–1894, Cambridge (Mass.), Harvard University Asia Center, 2007.

 

Soktaejŏn 續大典 (Suite au Grand Code [d’administration de la dynastie]), 1746, 6 kwŏn [Asami Library, Berkeley].

 

Tongya hwijip 東野彙輯 (Recueil d’histoires de la campagne de l’Est), compilé par Yi Wŏnmyŏng 李源命, 1869, 16 kwŏn [Bibliothèque Nakanoshima de la préfecture d’Osaka 大阪府立中之島図書館].

 

Wilbur Clarence Martin, Slavery in China during the Former Han Dynasty 206 B.C.–A.D. 25, Chicago, Field Museum of Natural History, 1943.

 

Yi Kawŏn 李家源, Yŏnam sosŏl yŏn’gu  燕巖小說研究 (Étude sur les nouvelles de Yŏnam), Séoul, Ŭryu munhwasa, 1980. (1re éd. 1965)

 

 

(Version du 31 août 2020)

Academy of Korean studies Inalco Université Paris Diderot-Paris 7 EHESS