Autour du texte : 옥갑야화(玉匣夜話)

Quelques mots d’introduction

 

Les « Discussions nocturnes à Yuxia » constituent une section du Journal de voyage à Jehol (Yŏrha ilgi 熱河日記). Son auteur, Pak Chiwŏn 朴趾源 (1737-1805), eut l’opportunité de se joindre en 1780 à une ambassade assez exceptionnelle, accompagnant en Chine son proche parent Pak Myŏngwŏn 朴明源. L’empereur Qianlong (r. 1736-1795) avait en effet convié les représentants de tous les pays tributaires aux célébrations de son 70e anniversaire. Aussi Pak Chiwŏn visita-t-il non seulement Pékin mais également Jehol 熱河 — l’actuelle Chengde 承德 — qui abritait la résidence d’été des empereurs, dans le nord-est de la capitale chinoise.

 

    Itinéraire de Pak Chiwôn lors de son voyage en Chine (1780)

 

Les « Discussions nocturnes à Yuxia » sont composées de sept histoires de longueur très variable. La dernière est la plus célèbre et la plus longue, « L’histoire du lettré Hŏ » (Hŏsaeng chŏn 許生傳). Elle a été élevée au rang de « nouvelle » par les historiens de la littérature, et elle est accompagnée de deux postfaces (N1). Quant aux six premiers récits, ils visent surtout à introduire cette histoire du lettré Hŏ. Chacun aborde le thème du commerce international à Pékin à travers plusieurs exemples d’interprètes coréens et de marchands chinois. Les interprètes coréens, en Chine comme au Japon, participaient activement à un commerce officiel (kongmuyŏk 公貿易), autorisé dans le cadre de leurs fonctions, et à un commerce privé (samuyŏk 私貿易) qui, lui, était strictement régulé quand il n’était pas interdit. Si les interprètes avaient un rôle essentiel dans les affaires diplomatiques entre la Corée et ses voisins, on peut dire que, d’une manière générale, ils étaient davantage portés sur la recherche du profit, ce qui est particulièrement visible à partir de la fin du XVIIe siècle. 

 

     Première page des « Discussions nocturnes à Yuxia »  Édition manuscrite datée de 1783 (Kyujanggak Institute for Korean Studies, Séoul)

 

Il faut encore préciser, pour mieux comprendre les pages qui vont suivre, que les pièces de monnaie dites sapèques — rondes et trouées en leur centre — ne commencèrent à être fondues régulièrement en Corée qu’à partir de 1678. En Corée, elles portaient la légende sangp’yŏng t’ongbo 常平通寶 (litt. « monnaie courante de perpétuelle stabilité »). Toutefois, c’est surtout à Séoul que fonctionna la nouvelle économie monétaire jusqu’au XVIIIe siècle. Le riz et les céréales restèrent encore, à cette époque, un moyen de paiement dominant dans les provinces (N2). En revanche, les sapèques étaient également utilisées en Chine et au Japon et constituaient un moyen de paiement privilégié dans les échanges commerciaux avec la Corée.

 

 Pièce en laiton, 1836 (Ashmolean Museum, University of Oxford)

 

Les deux premières histoires des « Discussions nocturnes à Yuxia » dressent le portrait de deux interprètes aux antipodes l’un de l’autre, vers le milieu du XVIIIe siècle, et posent la problématique de l’argent et de la morale qui va se retrouver tout au long des « Discussions nocturnes à Yuxia » et jusqu’au cœur de « L’histoire du lettré Hŏ ». Le premier récit traite d’un interprète peu scrupuleux qui escroque un marchand pékinois fort charitable, tandis que le second texte présente un personnage intègre et désintéressé par la quête de profit. Vient ensuite une anecdote ayant traversé les âges : elle relate le destin d’une prostituée sauvée d’une maison de plaisir à Pékin par le célèbre interprète Hong Sunŏn 洪純彥 (1530-1598), avant de devenir l’épouse chérie d’un ministre de l’Armée. L’histoire est tellement connue en Corée qu’elle a donné lieu à une quarantaine de versions à l’époque du Chosŏn, avec des variations plus ou moins importantes sur les détails (N3). La quatrième histoire aborde les affaires du marchand pékinois Zheng Shitai 鄭世泰 (fl. 1712-1766). Ce dernier obtint un quasi monopole sur le commerce avec les Coréens avant de faire faillite au soir de sa vie. La cinquième histoire concerne le transport des marchandises entre Pékin et Séoul, et la relation de confiance qui tend à s’amenuiser entre interprètes et marchands au milieu du XVIIIe siècle. Enfin, la sixième histoire raconte comment Pyŏn Sŭngŏp 卞承業 (1623-1709), un interprète richissime et entré dans la mémoire collective, décida de disperser sa fortune de son plein gré. Nous laissons ici de côté l’histoire suivante, celle du lettré Hŏ, présentée dans un autre fichier.

 

Le Journal de voyage à Jehol a largement circulé sous formes manuscrite et imprimée à l’époque du Chosŏn. C’est ce qui explique des différences parfois notables entre les différentes versions du texte. Un travail mené par Yi Kawŏn李家源 (1917-2000), le père des études sur Pak Chiwŏn, a permis d’identifier la grande majorité des disparités entre les divers exemplaires nous étant parvenus (N4). Sans reprendre en détail son analyse, contentons-nous de dire ici que plusieurs exemplaires se distinguent du lot et offrent un texte plus complet des « Discussions nocturnes à Yuxia ». Il faut noter en particulier l’exemplaire manuscrit dit de la « demeure du mont Ongnyu » 玉溜山館本 , car le texte que nous allons traduire s’y trouve intitulé « Discussions nocturnes à Jindezhai » (Jindŏkchae yahwa 進德齋夜話) et présente de nombreux ajouts par rapport à la version la plus courante.

 

Il reste en dernier lieu à ajouter quelques mots sur Yuxia 玉匣. Introuvable dans les atlas chinois, ce mystérieux toponyme que l’on pourrait traduire par « boîte de jade » a fait couler beaucoup d’encre parmi les historiens de la littérature coréenne. Quatre hypothèses plus ou moins probantes ont été émises pour déterminer sa localisation, peut-être quelque part entre Pékin et Jehol (N5). Certains pensent que Yuxia serait un autre nom de Jindezhai 進德齋, la « Salle du progrès dans la Vertu » évoquée un peu plus haut. Il s’agit d’une partie du Taixueguan 太學館, un bâtiment de Jehol où Pak Chiwôn séjourna pendant quelques jours au milieu du 8e mois de 1780. D’autres suggèrent que Yuxia désignerait un lieu-dit où l’ambassade coréenne se serait arrêtée le 17e jour du 8e mois de 1780, sur le chemin du retour de Jehol à Pékin, environ à mi-parcours (N6). C’est en effet le seul jour pour lequel Pak Chiwŏn, habituellement très prolixe sur son trajet, ne mentionne aucune étape. Une troisième hypothèse voudrait que Yuxia renvoie à la résidence des émissaires coréens à Pékin. Au XVIIe siècle, cette résidence située au sud-est de la Cité interdite était appelée Yuheguan 玉河館, la « résidence de la rivière de Jade ». Autour de 1720, les Coréens furent déplacés vers un bâtiment voisin qu’ils continuèrent à dénommer ainsi, puis vers un autre, à l’ouest de la Cité interdite. Selon certains chercheurs, Yuxia serait le nom que les Coréens auraient affublé à cette nouvelle résidence. Enfin, il se pourrait que Pak Chiwŏn ait forgé de toutes pièces ce nom de Yuxia pour mieux dissimuler la source exacte de son texte. Les « Discussions nocturnes à Yuxia » seraient donc un titre factice servant à rassembler plusieurs histoires n’ayant pas été racontées dans une même soirée, contrairement à ce que l’auteur voudrait nous laisser croire. Une chose est sûre, l’énigme Yuxia a encore de beaux jours devant elle. Mais laissons à présent la parole à Pak Chiwŏn.

 

 

Notes 

 

(N1) Compte tenu de l’importance de « L’histoire du lettré Hŏ », ce texte est traduit dans un autre fichier qui est également disponible sur le site du RESCOR. La figure de Pak Chiwŏn est également présentée en détail dans notre introduction de « L’histoire du lettré Hŏ ».

 

(N2) Kang 2017 : 141-142.

 

(N3) Cette histoire n’est d’ailleurs pas sans faire écho à un récit de pansori très connu, le Chant de Shim Ch’ŏng 沈清歌. Voir Kang 2017 : 105-112.

 

(N4) Yi 1980. De nouveaux exemplaires du Journal de voyage à Jehol ont été découverts ces dernières années. Nous n’avons pas encore effectué de travail de comparaison.

 

(N5) Une bonne synthèse se trouve dans Kang 2017 : 26-34. Quelques compléments dans Kim Yŏngdong 1988 : 128.

 

(N6) Le texte que nous allons traduire commence justement par « De retour à Yuxia… ». Le départ de Jehol eut lieu le 15e jour et l’arrivée à Pékin le 20e .

 

Cette traduction a été effectuée par Célia Gaudin dans le cadre de la préparation de son mémoire de master 1 sur la figure de Pyôn Sûngôp (année universitaire 2019-2020).

Le texte a été revu, présenté et annoté par Pierre-Emmanuel Roux.

Note relative au texte source

 

L’édition que nous avons utilisée est la suivante :

 

Yŏnam chip 燕巖集 (Œuvres de Yônam), par Pak Chiwŏn 朴趾源, Keijō, [s.n], 1932, 17 kwôn. [Bibliothèque Nationale de Corée].

 

C’est cette édition qui est utilisée sur le site de l’Institut de traduction des classiques coréens (http://db.itkc.or.kr/). Nous l’avons complétée avec l’édition bilingue (chinois classique-coréen) établie par Yi Kawŏn李家源 :

 

Yŏrha ilgi 熱河日記, par Pak Chiwŏn 朴趾源, ‎ Séoul, Taeyang sŏjŏk, 1973.

 

Références bibliographiques citées en notes

 

Chang Injin 張仁鎭, « Chosŏn hugi yŏkkwan chokpo ŭi koch’al : Kŭmsan Yi ssi sebo rŭl chungsim ŭro 조선후기 譯官族譜의 考察 ―『金山李氏世譜』를 중심우로 (Un examen des généalogies d’interprètes dans le Chosŏn tardif : le cas de la Généalogie des Yi de Kŭmsan) », Taedong munhwa yŏn’gu, vol. 94, 2016, p. 121-172.

 

Hatachi Masanori 畑地 正憲, « Shinchō to Rishi Chōsen tono chōkō boeki ni tsuite : Tokuni Teishō no seisui wo megutte 清朝と李氏朝鮮との朝貢貿易について:特に鄭商の盛衰をめぐって (À propos du commerce tributaire entre les Qing et les Yi du Chosŏn : Autour de la prospérité et du déclin du marchand Zheng) », Tōyō Gakuhō, vol. 62, n° 3-4, 1981, p. 70-103.

 

Kang Myŏnggwan 강명관, Hŏsaeng ûi sŏm, Yŏnam ŭi anak’ijŭm 허생의 섬, 연암의 아나키즘 (L’île du lettré Hŏ ou l’anarchisme de Yŏnam Pak Chiwŏn), Séoul, Hyumŏnisŭt’ŭ, 2017.

 

Kim Seonmin, Ginseng and Bordeland : Territorial Boundaries and Political Relations between Qing China and Chosŏn Korea, 1636-1912, Oakland, University of California Press, 2017.

 

Kim Yangsu 김양수, « Chosŏn hugi yŏkkwan kamun ŭi yŏn’gu : Pyŏn Ŭngsŏp, Pyŏn Sŭngŏp tŭng miryang Pyŏnssi kagye chungsim ŭro 朝鮮後期 譯官家門의 硏究 —卞應星・卞承業등 密陽卞氏家系를 中心으로— (Recherche sur les familles d’interprètes durant la seconde moitié de Chosŏn : L’exemple de la lignée des Pyŏn de Miryang, avec Pyŏn Ŭngsŏp et Pyŏn Sŭngŏp) », dans Han’guk sahak nonch’ong : Son Pogi paksa chŏngnyŏn kinyŏm 韓國史學論叢 : 孫寶基博士停年紀念, Séoul, Chisik sanŏpsa, 1988, p. 385-434.

 

Kim Yŏngdong 金英東, « ‘Okkap yahwa’ ŭi punsŏkchŏk koch’al 「玉匣夜話」의 分析的 考察 (Un examen analytique des « Discussions nocturnes à Yuxia) », Han’guk munhwa yŏn’gu, n° 11, 1988, p. 123-151.

 

Kim Yŏngsuk 金英淑, « Yŏkkwan Hong Sunŏn kwa Cho-Myŏng oegyo 譯官 洪純 朝明外交 (L’interprète Hong Sunŏn et la diplomatie entre la Corée du Chosŏn et la Chine des Ming) », Chungguksa yŏn’gu, vol. 70, 2011.2, p. 195-222.

 

Yi Ik 李瀷, Sŏngho sŏnsaeng sasŏl 星湖先生僿說 (Notes insignifiantes de Maître Sŏngho), [s.d.], 30 kwŏn. [Kyujanggak]

 

Yi Kawŏn 李家源, Yŏnam sosŏl yŏn’gu  燕巖小說研究 (Étude sur les nouvelles de Yŏnam), Séoul, Ŭryu munhwasa, 1980. (1re éd. 1965)

 

Zurndorfer Harriet T., « Prostitutes and Courtesans in the Confucian Moral Universe of Late Ming China (1550–1644) », International Review of Social History, vol. 56, 2011, p. 197-216.

 

 

(Version du 31 août 2020)

Academy of Korean studies Inalco Université Paris Diderot-Paris 7 EHESS