Pour la dernière conférence du Centre de recherches sur la Corée de l’année 2014 (19 décembre), Alain Delissen, directeur d’études à l’EHESS, a choisi de présenter dans une communication intitulée « L’amour au temps des catastrophes. Correspondances de Yi Chungsŏp », la vie et l’œuvre d’un des pionniers de l’art moderne coréen, Yi Chungsŏp (이중섭 李仲燮) (1916-1956), à travers l’étude de sa correspondance. Surnommé le Van Gogh coréen, il est comme ce dernier mort prématurément à 40 ans et dans le dénuement, incarnant une figure romantique de l’artiste au XIXe siècle où pauvreté se mêle à l’alcool et à la maladie. Son œuvre est fortement marquée par l’amour qu’il porte à sa femme d’origine japonaise, Yamamoto Masako 山本方子 (Yi Namdǒk, 이남덕 李南德) et à leurs deux fils, amour d’autant plus exacerbé que la guerre de Corée va les séparer. Après sa mort, elle contribuera à préserver la mémoire de son mari.
Alain Delissen a commencé sa présentation par contextualiser quelques mots clés. Il s’est penché sur la notion de « inmul » (« personnages remarquables ») qui renvoit à un répertoire varié, se demandant qui décide de leur valeur, comment Yi Chungsǒp a-t-il acquis une présence mythique dans la société coréenne aujourd’hui ? De nombreux ouvrages, un film et une pièce de théâtre lui ont été consacrés. Outre sa valeur institutionnelle, marchande (il est le premier artiste coréen à intégrer le MoMA de New York dès 1957), quelle est la valeur esthétique de son oeuvre? Le second terme, « p’yǒngjǒn » (« biographie critique ») est un autre genre important du paysage éditorial en Corée du Sud. Enfin, le terme « sinhwa » (« mythe ») est ici inadapté car il est dépourvu de son sens religieux intrinsèque.
Alain Delissen évoque dans une première partie la biographie de Yi Chungsǒp. Originaire de la province du P’yǒng’an Sud en Corée du Nord, il est le dernier d’une fratrie de trois enfants, fils d’un propriétaire foncier. Il sera formé au dessin et à la calligraphie dans une école à T’osan, province du Hwanghae Nord. Ses projets d’études artistiques à Paris ayant échoué, il va étudier au Japon à partir de 1935 à l’Ecole impériale des Arts (Teikoku bijutsu gakkō 帝国美術学校), puis au Bunka gakuen (文化学園) en 1936. En 1938, l’année de sa première exposition, il rencontre sa future femme avec laquelle il va entreprendre une première série de correspondance à son retour en Corée en 1941. Le « temps des catastrophes » évoque les temps difficiles de la période coloniale et de la guerre de Corée où Yi et sa famille seront tour à tour réunis, puis séparés, au gré des déplacements à Tokyo, Séoul, Wonsan, Pyongyang et Pusan.
Taxé de « collabo déguisé en résistant » et d’ « ennemi du peuple », en raison de ses origines sociales, mais aussi par son mariage en 1945 à une Japonaise, les conditions de vie deviennent plus difficiles, les biens familiaux ayant été confisqués. Ce sera paradoxalement quand il sera déporté en 1951 avec sa famille sur l’île de Cheju pendant la guerre de Corée, que Yi Chungsǒp connaîtra des moments de bonheur. Fuyant la pauvreté et la faim, sa femme repart avec leurs enfants au Japon à la fin de 1951. Yi Chungsǒp aura très peu de contacts avec sa famille entre 1951 et 1956, jusqu’à sa mort en février 1956.
La seconde partie de la communication a porté sur l’analyse des correspondances (1941-1955) échangées principalement entre l’artiste et sa femme, plus rarement avec des amis. Ce sont le plus souvent des cartes illustrées et rédigées en japonais, parfois érotiques. Alain Delissen s’est concentré sur la correspondance des années 1953-1955 qui comprend 62 lettres, regrettant de ne pas avoir encore eu accès aux lettres originales, qui sont conservées dans le musée consacré à l’œuvre de Yi Chungsǒp (Yi Chungsǒp misulgwan) sur l’ile de Cheju. Il a remis en question la présentation traditionnelle par ordre chronologique, pour proposer de plutôt croiser les oeuvres produites et les lettres. A la fin de sa vie, miné par des problèmes de santé, Yi Chungsǒp ne rédige presque plus de lettre en 1955. Son sujet de prédilection, l’image du taureau, symbole de la tradition agricole et de la terre coréennes, est remplacée par celle d’un poulet émacié.
Alain Delissen conclut sa présentation en soulignant les nombreux paradoxes dans la vie de l’artiste, qui n’a jamais été « à sa place » : il est réuni avec sa famille pendant la guerre de Corée mais en est définitivement séparé en temps de paix. Pour le Sud, il est du Nord et marié à une Japonaise. Il existe une dimension fortement politique dans la vie et l’oeuvre de Yi Chungsǒp, qui se sont développées dans le « biotope colonial » et au cœur de la guerre.
Ariane Perrin
pour le Réseau des études sur la Corée