Compte rendu

Conférence d’Alain Delissen « Les ambivalences d’un jeune Coréen : Ch’oe Namsŏn et le Japon colonial » à l’université Bordeaux Montaigne, 12 avril 2018

Le jeudi 12 avril 2018 se tenait à l’université Bordeaux Montaigne la conférence « Les ambivalences d’un jeune Coréen : Ch’oe Namsŏn et le Japon colonial » prononcée par Alain Delissen, directeur d’études à l’EHESS. Pendant une heure et demie, le directeur du Centre de Recherches sur la Corée (EHESS) et de l’Institut d’Études Coréennes du Collège de France est revenu sur la vie et l’œuvre de ce personnage ambivalent ainsi que sur les représentations de la coréanité qu’il a construites en situation coloniale.

Cette conférence s’inscrivait dans le mouvement de dynamisation de la section d’études coréennes de Bordeaux Montaigne et d’ouverture prochaine (septembre 2018) d’une licence LEA Anglais-Coréen.

 

Spécialiste de la période coloniale japonaise en Corée (1905-1945), Alain Delissen a d’abord exposé ce qui constituait ses deux principaux axes de recherche.

Un premier se concentre sur les aspects sociaux  (morphologie et interactions) entre la Corée colonisée et le Japon colonisateur en y explorant aussi les circulations intellectuelles, historiographiques et culturelles. Cette enquête vise à situer, par delà les mythes nationalistes, le rôle de l’épisode colonial dans la formation du « monde coréen » actuel, divisé et disséminé. Y renvoie une interrogation fondamentale sur la généalogie de la « guerre civile » coréenne.

Un deuxième axe qui conduit au monde coréen contemporain s’intéresse à la manière dont la coréanité se construit dans son rapport au passé. S’y rattachent des discours et des formes qui ne se limitent pas à l’historiographie savante ou universitaire. L’approche menée en termes d’histoire culturelle s’attache a penser la longue durée de la modernité coréenne depuis le 19éme siècle, mais aussi ses divers lieux (Le Sud, le Nord, la diaspora) et ses variations dans le temps.

Alain Delissen a rappelé à cette occasion que le phénomène nouveau de passion pour la Corée qu’on nomme « vague coréenne » ou Hallyu était un outil puissant de la politique internationale de la République de Corée actuelle, mais que cette action elle-même renvoyait à une volonté plus ancienne, née dans le cadre national à la fin du 19éme siècle, visant à ce que la Corée « fasse sens » dans le monde et pour le monde et y rayonne au rang de « grande civilisation ».

Yuktang Ch’oe Namsŏn 육당 최남선 1890-1957

Écrivain, poète, historien, géographe, penseur des choses, tant spirituelles que matérielles, de la Corée, éditeur et figure fondatrice de la coréanologie, Ch’oe Namsŏn (nom de plume Yuktang) a laissé une oeuvre considérable par sa taille et son influence. Issu d’une riche famille de chungin, – ordre social situé au cœur du processus de modernisation et qui comptait notamment les « techniciens de l’État qui avaient réussi au « concours variés » (chapkwa) peintres, interprètes, géomanciens et médecins…– Ch’oe Namsŏn traverse le tragique xxe siècle coréen et témoigne de la colonisation, de la division des Corées et de la guerre civile.

Le personnage est assurément complexe. On connaît ses jeunes années de résistance face au Japon ; on le sait auteur de la célèbre Déclaration d’indépendance de 1919 (qu’il ne signe pas…) ; on le retrouve au premières loges d’une archéologie profonde de la coréanité (il est essentiel dans l’arrimage de Tan’gun au nationalisme coréen). Par ailleurs il accepte, à partir de 1928, de travailler pour l’administration coloniale japonaise (comme historiographe) avant de devenir pendant la guerre professeur d’université au Mandchoukouo. Pendant toute la durée de la colonisation, il continue cependant à porter son nom coréen et à s’afficher en hanbok. Voilà qui complexifie la lecture d’un personnage auquel est immédiatement associé, aujourd’hui en Corée du Sud, le vocable et le stigmate de ch’inilp’a : collaborateur. Il sera pour cela jugé en 1947…

Dans le cadre limité d’une brève conférence, une œuvre aussi ample et un parcours aussi complexe nécessitent un angle d’étude. C’est une date qu’a choisie Alain Delissen : 1908.

Que se passe-t-il pour Ch’oe Namsŏn en 1908 ?

En 1908, Ch’oe Namsŏn publie en vers libre le premier poème tenu « moderne » « De la mer au jeune homme » dans sa revue Sonyôn.

Illustration 1. Extrait de « De la mer au jeune homme »

Traduction :

ch’ô……I ssôk, ch’ô……I ssôk, chôk,
sswa……a
je cogne, je casse, je fracasse
montagnes aussi hautes que Taesan ;
rochers pareils à des maisons
c’est quoi ça, c’est quoi
ma force immense tu la connais
ou tu ne la connais pas; en hurlant
je cogne, je casse, je fracasse

 

Que se passe-t-il pour la Corée en 1908 ?

Alain Delissen a rappelé la nécessité de tenir à distance certaine coupure européenne pour écrire le récit du xxe siècle (en bref, la Première Guerre mondiale) lorsqu’on se déplace en contexte asiatique. En effet, une meilleure date fondatrice du xxe siècle en Corée du sud sera certainement le 1er mars 1919 : date de la Déclaration d’indépendance, rédigée mais non signée par Ch’oe Namsŏn. La Corée du Nord, en choisira plus volontiers une autre basée sur la naissance de Kim Il Sung (soit 1912).

Pour comprendre la situation de la Corée en 1908, il faut remonter à 1904 et à la guerre russo-japonaise. La défaite de la Russie en 1905 marque un tournant considérable pour la Corée, pour l’Asie et, plus généralement, dans l’ensemble du monde colonisé ; pour la première fois, l’Occident n’est plus invincible. Le Japon fournit un modèle de modernisation et d’émancipation : un exemple à suivre. Au Vietnam par exemple, on imprime et distribue des portraits des généraux japonais victorieux, initiative vite arrêtée par la police coloniale française.

Dans la foulée des traités internationaux de 1905 qui mettent fin au conflit, la Corée est contrainte d’accepter le protectorat japonais, qui la prive d’attributs essentiels de la souveraineté. Ses relations internationales ainsi que la défense de son territoire sont alors transférés au Japon en même temps que la péninsule est placée sous le contrôle d’un résident général.

En 1907, le roi Kojong tente en vain de faire reconnaître sa pleine souveraineté sur la Corée à la première conférence de La Haye. En conséquence de quoi, il est forcé d’abdiquer en juillet de la même année en faveur de son fils Sunjong.

1908 est donc une année de mobilisation et de résistance (guerilla dans les campagnes, campagnes de presse, activisme culturel, actions diplomatiques parallèles) où se pose une seule question « Que faire pour ne pas disparaitre ? ». Baroud d’honneur, tout n’est pas joué. On ne sait pas en 1908 que la Corée sera intégralement annexée en 1910.

Que fait le jeune Ch’oe Namsŏn autour de 1908 ?

Ch’oe Namsŏn étudie au Japon : une première fois très brièvement en 1904 envoyé là par Kojong, puis une deuxième fois en 1905, à l’université Waseda, d’où il est renvoyé, après incarcération, pour sa participation à une manifestation. Le choix de son domaine d’étude, la géographie, n’a rien d’un hasard. Il est en effet issu d’une longue tradition familiale de géomanciens et son intérêt pour les lieux et pour l’ancrage territorial des faits historiques se retrouve dans toute son œuvre.

Pendant toute cette période de formation au tournant du siècle, Yuktang en profite pour absorber d’une même faim de savoir toute la connaissance du monde, tous les nouveaux savoirs et pour, ce faisant, redécouvrir et refonder sa propre culture en réinventant à la lumière de nouvelles méthodes (histoire des religions, mythologie comparée, linguistique historique) de l’histoire de la Corée.

Ayant rapporté du Japon une presse rotative, il devient éditeur. De 1908 à 1911, il publie ainsi la revue Sonyŏn (Jeunesse). Il introduit en Corée des pratiques et des formes culturelles neuves (la revue) en même temps qu’il invente un public : la jeunesse à éduquer ; la jeunesse comme acteur politique par le savoir (de soi et du monde). Le premier numéro contient ainsi le fameux poème « De la mer au jeune homme », sensé inaugurer la poésie moderne coréenne. Mais il contient aussi beaucoup d’autres choses. Alain Delissen en décrit les ambitions portées par la préface et défile la table des matières. Outre un article, lui aussi célèbre pour ses enjeux et résonances sur la cartographie et la « logo-isation » du territoire péninsulaire, il y décrypte aussi une manière de penser les forces du monde dans un message qui demeure plus implicite qu’explicite : nul appel ici – ni dans les numéros qui suivront – à prendre les armes contre le Japon. La force domine le monde. Le Japon qui la possède, la possède de s’être mis au savoir du monde et aux nouveaux savoirs du monde. Il faut donc que la Corée s’y mette à une date, 1908, où l’on ne parle pas encore, comme dans les années 1920, de « résistance culturaliste » à la colonisation japonaise.

Illustration 2: Sonyŏn 1er numéro : Cartographie et représentation. En haut la vision Japonaise de la Corée (Un lapin apeuré face à la Chine). En bas la vision de Ch’oe Namsŏn (Un tigre prêt à bondir)

Ayant affaire à un public qui commence l’apprentissage de la langue coréenne, Alain Delissen ajoute une remarque incidente :  en ce début du xxe siècle, la langue coréenne s’invente (ou plutôt se réinvente) « écrite ». Elle est, sur le plan du lexique comme sur celui plus profond de la syntaxe (sans compter celui de la graphie et de l’orthographe), en pleine transformation : encore largement instable. Pour les lecteurs modernes du coréen, elle pose tant de difficultés que les éditeurs actuels des textes de Yuktang optent pour une traduction !

Alain Delissen évoque enfin l’autre versant du travail de Ch’oe Namsŏn dans ces années-là (et celles qui suivront). Ch’oe qui se forme « sur le tas » au métier d’historien s’emploie, en parallèle à son travail « moderne » à redécouvrir, éditer, compiler en bref à « inventer » les classiques coréens tels que le Samguk yusa. Il fait remarquer que ces textes étaient peu connus – et certainement pas canoniques ! – à l’époque Chosŏn et qu’il revient à Ch’oe Namsŏn – avec d’autres évidemment – de les avoir inscrits au cœur de l’identité et de l’histoire coréenne : ainsi, tout au long de sa vie, ses nombreux travaux sur Tan’gun). Ce travail ne se limite pas à la seule recherche historique conventionnelle mais embrasse, avec plus ou moins de rigueur et de compétence, tous les savoirs de l’époque. De même la littérature et la poésie, sont elles mobilisées à la fois comme matériaux historiques et comme formes poétiques recréées (le sijo par exemple) pour nourrir un imaginaire collectif coréen, en bref pour donner naissance à tout l’abondan répertoire des lieux, figures et symboles de la Nation coréenne moderne. Au cœur de cette immense entreprise : l’obsession bibliophilique  et la constitution d’une immense – légendaire – bibliothèque personnelle (plus de 100 000 titres dont des incunables), détruite par un bombardement américain pendant la guerre de Corée.

Comment comprendre alors sa collaboration avec le gouvernement colonial à partir de 1928 ?

Bien que tentant de restituer ce qu’est le projet de Ch’oe Namsŏn en 1908, Alain Delissen doit conclure en rappelant la grande problématique qui marque à la fois les études consacrées à Yuktang et sa perception aujourd’hui en Corée du Sud. Le court-circuit est simple : comment un grand activiste de la coréanité devient-il vers la fin de sa vie un serviteur zêlé du Japon impérial en guerre et un parangon de collaborateur ? Il rappelle quelques éléments de la trajectoire qui suit.

En 1928 Ch’oe Namsŏn devient fonctionnaire du gouvernement colonial, travaillant au Comité colonial de compilation de l’histoire (Chōsenshi Henshukai). En 1938, il est nommé professeur d’université en Mandchourie et participe à l’appareil de propagande japonais.

Enfin en 1949, il échappe de peu au jugement pour collaboration du fait de la guerre civile. Alain Delissen fait alors remarquer que 1945-1947 est une période particulièrement intéressante de la vie de Ch’oe Namsŏn puisqu’il s’emploie à réécrire, dans la perspective de la Corée libérée mais déjà divisée,  nombre de ses œuvres des années 1930.

Doit-on faire l’hypothèse d’une évolution progrès au gré des circonstances (celles de l’environnement politique colonial, mais tout autant les aléas moins connus de la vie privée ) ? Ou bien est-il préférable de tenir les ambiguités de Ch’oe Namsŏn comme constitutives et, d’une manière, inscrites et déjà là dès ses premiers travaux ? Faut-il nécessairement choisir entre ces deux hypothèses de travail ?

Alain Delissen avance au moins, pour conclure sur un sujet très complexe et qui réclame beaucoup de temps, que le nationalisme de Ch’oe Namsŏn lui paraît enchâssé dans une sorte d’auto-orientalisme (mieux : d’auto-asiatisme). S’il est fier (et avant tout) d’être Coréen et qu’il pense œuvrer pour la Corée et la coréanité, il est fier aussi d’être asiatique : son travail s’inscrit dans une expérience historique partagée (l’humiliation de grandes civilisations ayant subi l’agression des puissances coloniales occidentales). Dans une sorte de fuite en avant régressive vers les origines lointaines, pré-historiques des civilisations, la suite de son œuvre ambitionne d’un double mouvement de poser une grandeur asiatique et, surtout, de placer la Corée au cœur et même aux sources de cette grandeur (civilisation de Purham autour de Tan’gun).

Dans cette régression vers l’originaire, il s’affranchit de deux choses : pendant ce temps-là, le Japon impérialiste mène la danse et fait souffrir l’Asie ; pendant ce temps Ch’oe Namsŏn, qui pose au cheval de Troie ou à la Cinquième colonne, vit bien dans la Corée coloniale.

On peut comprendre que cet héritage soit ambigu. On peut regretter qu’il conduise à laisser dans l’ombre et le tabou interdit un savant dont les travaux ont nourri (et nourrissent en sous main) les discours identitaires de la coréanité.

À la jonction des études coréennes et japonaises, les études sur Ch’oe Namsŏn offrent un chantier prometteur pour qui souhaite mieux comprendre la généalogie de la coréanité en situation coloniale et même : de la japonité en situation impériale.

 

L’équipe du RESCOR en collaboration avec Thomas Gautier (Etudiant à l’Université Bordeaux Montaigne)

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Academy of Korean studies Inalco Université Paris Diderot-Paris 7 EHESS