Dans le cadre du séminaire pluridisciplinaire d’études coréennes de l’EHESS placé cette année sous la direction du professeur Alain Delissen, une série de quatre conférences a été tenue dans les locaux de Paris-Diderot et de la Maison de l’Asie les 5, 11, 12, et 19 mai 2017.
L’intervenant, le professeur Hwansoo Kim, diplômé de Harvard, enseignant à la Duke University en Caroline du Nord, et invité par l’EHESS, a focalisé depuis plusieurs années ses recherches sur l’histoire du bouddhisme coréen, notamment pendant la période de l’annexion de l’empire de Corée par l’empire du Japon (1910-1945). Les conférences présentées ont ainsi été conçues autour de son thème de recherche de prédilection, en proposant plusieurs angles d’approche, abordant successivement la question des cultes, des sources, des acteurs et enfin de l’espace politique et social du monastère, le tout dans une perspective transculturelle recourant à des sources multiples dans plusieurs langues d’Asie Orientale, en particulier la presse.
La première conférence intitulée « A Buddhist Christmas: The Buddha’s Birthday Festival in Colonial Korea » a porté sur la reconfiguration des cérémonies célébrant l’anniversaire du Bouddha, entre 1928 et 1945 sous la forme « modernisée » de la « Fête des Fleurs » organisée en grande pompe avec « lâchers de fleurs » par avion au-dessus de Séoul, et de manière conjointe par les bouddhistes japonais et coréens avec la bénédiction du gouvernement général qui cherchait à unir les deux communautés qui, jusqu’alors, fêtaient séparément l’événement. Ce faisant, ces derniers s’inscrivaient dans un mouvement de renouveau du bouddhisme international prenant sa source au Sri Lanka, susceptible de faire pendant à la fête de Noël tout en s’inspirant des techniques prosélytes chrétiennes, en créant une nouvelle la conscience d’une identité bouddhique à la fois nationale et transnationale, et en instaurant un nouveau rapport de force dans le paysage religieux de la péninsule. Après la Libération, la fête, dont la structure avait été élaborée à l’époque coloniale, s’est perpétué jusqu’à nos jours sous le nom de « fête des Lanternes », et inscrite comme trésor culturel par la ville de Séoul au titre de fête coréenne « traditionnelle ».
La conférence du jeudi 11 mai, « Building a Buddhist Empire: The Reprinting and Distribution of the Koryŏ Canon in and beyond Colonial Korea (1910-1945) », a porté sur le canon bouddhique, et plus précisément sur la gravure du canon réalisée à l’époque du Koryŏ (918-1392 ; connu aussi sous le nom de Tripataka Koreana et inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, conservé au monastère de Haein sous la forme de plus de quatre-vingts mille planches gravées), comme élément de cristallisation d’un capital symbolique, politique, religieux et diplomatique réactualisé et réinvesti à l’époque de domination du gouvernement général du Chosen. À l’époque du Chosŏn, déjà, des représentants d’autorités japonaises avaient à maintes reprises réclamé ce trésor à la cour coréenne, qui en utilisait des copies (plus ou moins complètes) comme dons à des fins diplomatiques (mais aussi comme objet de recherche). Affirmant avoir « découvert » l’édition xylographiée de la période médiévale coréenne, les autorités coloniales lancèrent deux vastes et couteux projets d’éditions, respectivement en 1915 et 1938, destinées notamment à l’empereur Taisho puis à l’empereur Puyi comme cadeau diplomatique de l’empire nippon au Mandchoukouo (1932-1945). La réaction des Coréens fut un mélange de colère et de fierté vis-à-vis de ce canon devenu trésor national et reconnue internationalement en Asie Orientale. Après la Libération, une des copies de 1938 fut récupérée par la Corée du Nord et traduite en coréen en 1980. En 2011, pour fêter le millénaire de la fabrication du canon bouddhique coréen, une impression partielle fut offerte à Kim Jeong-il par le Sud comme symbole de réunification, montrant ainsi son importance renouvelée à l’époque contemporaine.
« Competing Transnational Buddhisms: Yu Guanbin’s Contribution to Taixu’s Buddha-ization Movement in 1920–30s Shanghai » a été le titre de la troisième conférence de Hwansoo Kim, le 12 mai. Elle a consisté dans le récit relatant la vie pour le moins étonnante et peu connue du Sino-coréen Yu Guanbin (cor. Oak Kwanbin ; 1891-1933), entrepreneur établi à Shanghai au milieu des années 1920. Ce dernier collabora avec Taixu (1890-1947), le leader du renouveau du bouddhisme en Chine, pour la promotion d’un bouddhisme transnational sous le nom de « Mouvement de Buddhisation » (fohua yundong). Il fut à cette époque l’un des représentants du mouvement de modernisation du Bouddhisme est-asiatique. Il fut extrêmement intéressant de constater l’asymétrie entre les identités multiples de ce personnage à la fois Coréen et Chinois, multilingue, habile en affaires, nationaliste coréen puis musulman et, enfin, bouddhiste. Il échoua toutefois dans sa tentative de reconstruction du monastère Gaolisi (cor. Koryŏsa), fondé au XIe siècle à Hangzhou.
Pour sa dernière intervention (« A Modern Buddhist and Colonial Monument: Manufacturing the Great Head Temple T’aegosa in 1938 Downtown Seoul »), le professeur Kim a analysé le processus de fondation du monastère de T’aego au centre de Séoul, pendant la période coloniale, dans un contexte de centralisation accrue des institutions monastiques, monastère actuellement dénommé Chogyesa, siège et centre administratif de l’ordre bouddhique sud-coréen de Jogye. À la fin des 1930, le coût de la construction fut considérable et nécessita des collectes internationales de fonds. Le bâtiment récupéra les matériaux de construction d’un ancien temple (le pavillon Sibil) du mouvement religieux millénariste du Poch’òngyo, situé dans l’actuelle province du Chŏlla du Nord, notamment les colonnes faites dans un bois importé de Mandchourie. On y déposa des statues fabriquées six siècles auparavant et conservées à Mokp’o, tout en invoquant le patronage illustre (et symbolique) du moine T’aego Po’u de la fin du Koryò, en rapport avec une de ses fondations, alors désaffectées, dans la banlieue de Séoul. Le T’aegosa incarna en son temps une institution centralisée et modernisée du bouddhisme coréen, sous la coupe du pouvoir colonial, perpétuant une longue tradition de relations privilégiées avec l’État.
À travers ce cycle de conférences, le professeur Hwansoo Kim a mis en évidence, à l’époque coloniale, les stratégies politiques adoptées par les autorités du bouddhisme coréen : autant d’efforts de réinvention et de modernisation de l’ancienne religion d’État déchue de son statut et de son rôle à l’époque du Chosŏn. Ainsi, la période coloniale ne doit pas être considérée d’un point de vue manichéen : les bouddhistes coréens surent, jusqu’à un certain point, utiliser le système pour asseoir leur pouvoir, le centraliser, le réguler et se distinguer d’autres courants religieux en renforçant leur identité nationale. Parallèlement, il est intéressant de constater les multiples tentatives de collaboration transnationale et d’unification des bouddhistes de différents pays d’Asie Orientale sous l’Empire japonais. C’est en recourant à une approche toujours transnationale que Hwansoo Kim a annoncé la préparation et la publication prochaine d’une deuxième monographie. Gageons qu’à l’instar de son Empire of the Dharma: Korean and Japanese Buddhism, 1877-1912, publié en 2013 aux presses du Harvard University Asia Center, il saura renouveler de manière stimulante le discours historiographique dominant produit en Corée du Sud à propos du bouddhisme pendant la période d’annexion.