Avatars modernes des Paradis artificiels chers à Baudelaire, les techno-réalités sont perçues comme une menace aux relations humaines dans la « vraie vie », notamment lorsqu’elles touchent au domaine de l’affect. Ces produits à semblance humaine se multiplient pourtant : épouse domotique, boyfriend pour écran tactile, compagne holographique, fiancée pour lunettes de réalité virtuelle, partenaire interactif à télécharger, personnages d’otome games et bishōjo games… en attendant le développement des ami.e.s en Hololens. L’essor de ces dispositifs, dont le marché est appelé à dépasser des centaines de milliards d’euros en 2021, génère des réactions de rejet. Les individus qui s’adonnent à la consommation de simulacres numériques affectifs doivent donc faire face aux attaques : il est mal-vu de s’attacher à une créature qui n’existe pas. Le fait d’interagir émotionnellement avec un partenaire numérique fait l’objet d’une réprobation, par opposition au fait de fonder une famille (une unité de reproduction). Comment expliquer qu’en dépit du stigmate qui les frappe un nombre croissant d’hommes et de femmes, à travers le monde, utilisent des dispositifs de simulation amoureuse ?
De façon révélatrice, ces dispositifs sont principalement commercialisés au Japon et en Corée, deux pays en voie de dépeuplement qui s’offrent à voir comme des véritables « laboratoires du XXIe siècle » (Dumont 2017) : les laboratoires du vieillissement de la population au Nord comme au Sud. Alors que ses espaces urbains rétrécissent et que ses espaces ruraux se désertifient, le Japon est en effet devenu le premier producteur mondial de créatures de synthèse et d’humanoïdes destinés à combler le vide, suivi de près par la Corée qui enregistre aussi des taux record de dénatalité. Ces simulacres, dans leur grande majorité, visent d’ailleurs le marché très porteur des célibataires, tenus pour principaux responsables de la chute démographique. Pour quelles raisons une part croissante de la population s’inscrit-elle à contrecourant de la norme ?
C’est sur ce point, précisément, que les rares travaux jusqu’ici publiés échouent à rendre compte du phénomène : s’appuyant sur des modèles d’analyse socio-cognitifs, ces études (Dela Pena 2006 ; Taylor 2007 ; Pettman 2009 ; Pellitteri 2010 ; Tanikawa 2013) établissent que les simulacres permettent à leurs utilisateurs de s’évader du monde réel et de se réapproprier une image positive de soi. Pour intéressantes qu’elles soient, ces explications – qui assimilent l’usage des simulacres à des comportements escapistes ou compensatoires – restent cependant insuffisantes. Ainsi que le soulignent plusieurs chercheurs japonais (Azuma et al. 2003 ; Honda 2005 ; Saitō 2007), l’usage des simulacres affectifs peut tout aussi bien correspondre à un comportement ironique, dans la mesure où ces produits sont volontiers conçus au second degré, dans un esprit de conformisme parodique.
S’appuyant sur ce constat – que les simulacres se font volontiers les complices de stratégies obliques ou de détournements – nous poserons le postulat que la préférence affichée pour des personnages fictifs relève d’une attitude provocatrice au regard des standards culturels ambiants. Serait-il possible, pour aller plus loin, d’analyser ce phénomène comme une forme de dissidence : la dissidence matrimoniale ? Et si les simulacres étaient le signe d’une adhésion à un autre style de vie, un autre modèle de société ou d’autres formes d’engagements relationnels ? Cet axe de recherche mettrait en lumière le simulacre comme miroir inversé des injonctions sociales, révélateur d’une fracture individuelle et plurielle dont il faudra également questionner, dans un esprit comparatiste, les manifestations culturelles : comment s’articulent, en France par exemple, les pratiques d’un simulacre affectif conçu au Japon ? De quels clivages spécifiques son usage témoigne-t-il ?
En étudiant la conception et l’usage des simulacres numériques affectifs, ce colloque se propose d’en faire le baromètre des normes et des idéaux des sociétés qu’ils contribuent à contester autant qu’à remodeler. L’ambition de ce colloque sera d’identifier les processus en jeu dans la création et l’utilisation des simulacres, afin de comprendre comment les groupes humains réélaborent – dans différents contextes et à différentes échelles – des modèles citoyens, des rapports familiaux, des formes de parentés et des standards masculins/féminins. Dans le cadre de sociétés qui voient leur pyramide des âges s’inverser à grande vitesse, le questionnement portera plus spécifiquement sur le rapport à la mort et au patrimoine. Quelles traces laisser de soi lorsqu’on « fait couple » avec une créature numérique ? Suivant quels processus les simulacres affectifs permettent-ils de se confronter à la perspective de mourir seul.e et/ou sans descendance ?
Pour les sciences humaines et sociales, ce phénomène constitue un objet de recherche privilégié, offrant la possibilité de penser ensemble des notions clés telles que la gestion du stigmate, le rapport à l’invisible, les constructions identitaires et la marchandisation de l’affect.
1. La fabrique du simulacre (Conception du simulacre).
Comment et par qui sont conçus les personnages de jeu de simulation ou de Réalité Virtuelle ? Sur quels modèles sont déclinées les interactions (dialogues, activités, partages) proposées aux utilisateurs-ices ? Quels sont les rôles assignés aux hommes et aux femmes dans ces dispositifs ? Quelles performances de genre leur fait-on jouer ? Suivant quelles logiques les relations s’y développent-elles ?
Qui sont les consommateurs et consommatrices et suivant quel parcours en viennent-ils et elles à utiliser ces dispositifs ? Quels paramétrages et scénarios sont mis au point pour rendre le simulacre plus « efficace » ? Quelles négociations économico-sexuelles sont engagées avec le personnage fictif ? La remise de soi réciproque est-elle possible avec un simulacre ?
Quels rôles les simulacres jouent-ils dans le processus de réhabilitation identitaire et de légitimation des utilisateurs-ices ? Dans quels contextes l’usage des simulacres affectifs est-il respectable ou au contraire moteur d’exclusion ? Quelles stratégies sont mobilisées par les utilisateurs-ices pour refouler le stigmate qui les frappe ? Quelle identité construisentils collectivement pour surmonter le discrédit ? À quel régime de représentations et de pratiques collectives font-ils appel pour reconquérir une estime sociale ?
En quoi les usages et les représentations des simulacres affectifs sont-ils comparables à des rituels religieux ? Quelles activités de dévotion sont encouragées, voire orchestrées par les fabricants ? S’agit-il pour les consommateurs de légitimer ainsi leur célibat ? La « pratique » du simulacre s’offre-t-elle à voir comme une forme de résistance au matérialisme ?
De quels conflits culturels ou quelles stratégies d’ingérence les ersatz affectifs sont-ils les vecteurs ? Dans quelle mesure les simulacres permettent-ils de défendre le territoire national (politique anti-migratoire) et de conquérir des territoires étrangers (soft power) ? Comment les utilisateurs s’ajustent-ils aux objets qui manifestent leur origine étrangère ?
Agnès Giard et Philippe Combessie (Laboratoire Sophiapol)
Dates : 14-15 juin 2018
Lieu : Université de Paris Nanterre, Bâtiment Max Weber, salle Séminaire 2.
Comité scientifique
Modalités de participation
Cet appel est ouvert aux chercheurs en anthropologie, sociologie, linguistique, game studies, gender studies, cultural studies, etc.
Les propositions (sur une ou deux pages, avec les affiliations des auteurs) sont à envoyer à Agnès Giard : aniesu.giard@gmail.com avant le 15 avril 2018.
Une réponse sera donnée par mail le 30 avril 2018.
Site internet : https://sophiapol.hypotheses.org